l'ours de Sevrier
      

 

Il y a longtemps, lorsque j'étais un marmot, au menton et aux joues sans poils, aussi lisses qu'un cul de bouteille, aux jambes aussi grosses que des allumettes, au nez pointu, curieux comme une belette, j'étais heureux comme les anges du paradis quand je pouvais me joindre aux vieux du village sur les genoux de mon grand-père.

Ces vieux et ces vieilles se réunissaient surtout le dimanche après les vêpres à l'ombre du gros poirier "Blesson" lorsqu'il faisait chaud, ou bien contre le mur de la grange au soleil lorsque soufflait la bise. Alors, ils faisaient marcher la langue, de vrais bavards lorsqu'ils racontaient leur jeunesse, au bon vieux temps …
Les vieux que la vie avait "étrillés" dur, étaient très respectés et écoutés comme des guides. Ils n'avaient pas étudié mais ils savaient bien des choses, mieux que les grosses têtes et puis, ils avaient toujours "marché droit" …
Et voilà l'histoire qu'ils racontaient sous le gros poirier en remuant le nez et en serrant les lèvres pour ne pas trop rire.
Tout là-haut au fin fond de la Combe d'Ire, à deux cent septante pieds au-dessus de Doussard, tout près des Bojus, il y avait dans les bois, tout seul, un célibataire, un grognon, pas trop terrible quand il était "bien tourné", mais vrai, il valait mieux ne pas lui gratouiller les doigts de pieds quand il était de mauvaise humeur.
Oh ! Grand Dieu ! j'ai oublié de vous dire que cette tête dure, quand il était en colère poussait des hurlements à faire trembler les vieux sapins de la Combe d'Ire. C'était un ours, un gros ours avec une épaisse peau, des griffes grosses comme un trident courbe, des dents pointues et géantes comme les clous des Bauges.
Quand il était petit, notre animal avait entendu dire que loin sur les pentes ensoleillées du Semnoz, sur le flanc de Sevrier, il y avait des vignes. Sur le coteau de Chantemerle, tourné en plein midi, en fin d'automne, les raisins sont doux, biens sucrés, du vrai miel !
Si vous parlez de miel à un ours, il devient à moitié fou de désir
"Mais les hommes, il vaut mieux les voir de loin. Autant passer par les bois, par les pentes abruptes tout droit sur les pierriers …" Et voilà notre goulu qui passe par le col de Cherel, gambade par les prés du Charbon, se "baguenaude" depuis Bornette jusqu'à La Frasse et puis, au-dessus d'Entrevernes, s'enfile par la Cochette … On arrive !
Grand Dieu ! Qu'est-ce qui ne va pas ? Oui, ma foi ! Un frisson lui monte tout droit par les pieds, les jambes lui tremblent .. juste là, près du sentier, il y a un grand trou, aussi large que la moitié d'une maison, aussi profond qu'un puits, que les hommes ont creusé puis caché avec des rames de haricots, des petites branches, des feuilles … Celui qui pose les pieds dessus, il est "foutu" tout s'écrase et une fois là-bas d'sous, rien à faire pour en sortir ! C'est la mort ou la captivité.
Vous ne me croyez pas, belles dames ou beaux messieurs, vous êtes comme St-Thomas ? … Et bien, montez là-haut sur la Cochette, là près du sentier sous les gros sapins, vous verrez le trou à moitié éboulé et vous pourrez y mettre pas seulement le doigt, mais les jambes.
Au clair de lune, il a d'abord traversé les bois de St-Eustache, les petites combes du Laudon, et le voilà sur le Semnoz, au sommet du "chapeau de Chantemerle". Oh là ! il y en a des vignes, des échalas, des ceps avec leur feuillage or et rouge … Il y a encore les benettes vides toutes prêtes pour vendanger le lendemain.
Notre goulu court dans la vigne, mais il a beau regarder : des raisins, pas un ! Dans sa hâte il n'a pas vu que la vigne a déjà été vendangée. Il grogne, serre les dents, le poil hérissé, quand il aperçoit un gros raisin au sommet d'un cep. Il court, la gueule grande ouverte comme une porte de four et tout d'un coup, enfourne le raisin.
Alors, un terrible hurlement fait sursauter tous les Sevriolains. Il y en a qui croient que le Semnoz s'écroule dans le lac … pourtant ce n'est rien, c'est uniquement l'ours qui hurle ; il s'est cassé une dent sur "un conscrit gelé".
Mais savez-vous ce qu'est un "conscrit" ? Ce ne sont pas, braves gens, les jeunes garçons qui ont passé le conseil de révision et qui sont tout "drus" (ardents) et bombent le torse et se dressent comme des jeunes coqs ?
Non, vous n'y êtes pas ! Ce sont les raisins qui ne sont pas mûrs ! Les vieux disaient : "pour avoir une bonne vendange, pour espérer une bonne récolte, il faut que les grappes pendent sous leur propre poids pour la Ste Marie Madeleine. Les raisins qui ne sont pas assez lourds pour le 22 juillet à la Ste Madeleine, ne seront pas assez mûrs, trop jeunes pour la vendange. Ce seront des conscrits".
On ne sait pas comment notre ours est remonté dans la Combe d'Ire, mais personne ne l'a jamais revu par Sevrier
Pour être franc, il faut vous dire, mes bons amis, que les vieux m'ont toujours dit en sourdine, que l'histoire de l'ours et des raisins de Sevrier, ce sont les culs-serrés, les gros ventrus d'Annecy, qui la publient tant qu'ils peuvent. Vous savez, ces vaniteux qui dressent le cou, se gonflent le gosier pour se faire remarquer, ces pansus qui s'assoient devant une table bien garnie, des assiettes pleines, des verres qui n'ont pas du cidre ou d'la piquette
Oh ! Me direz-vous, mais pourquoi ? Mais ça va de soi ! … Le vin de Chantermerle était connu et bien demandé et il y en a beaucoup qui auraient voulu en boire : "Les côtes de St-Martin", le vin de la "Sanflire", ou des "Ecolés", rien que d'en parler, les gourmands s'en léchaient les lèvres
Ces vignes n'étaient pas assez grandes pour faire du vin pour tout le monde. Quand il fallait boire, ces riches d'la ville, en ingurgitaient autant qu'une "mâconnaise" (tonneau d'une contenance de 120 litres), dix fois plus qu'il n'y en avait. Alors, vous savez bien, quand on n'a pas ce qu'on voudrait, on le dénigre, on en dit du mal, on fait de gros mensonges.
Quant au bon vin de Sevrier, grand Dieu, il ne faut pas rire ! … En voulez-vous une preuve ? Une vraie comme disent les Bojus :
"vête mes pôsches ! sé pas dè boè dè plane, què l'blan dé jus mè fondasse ! ….
Et bien, regardez bien le papier qu'un notaire a écrit en 1730. Un papier officiel que personne ne peut contester. Ce papier dit "que le vignoble sevriolain vaut bien mieux que les autres et que les chanoines d'Annecy qui s'y connaissent en vin n'en veulent pas d'autre". Pas une preuve ça ?
Et puis, disait encore mon grand-père : quand il faisait beau temps, les monchus d'la ville venaient par Sevrier avec leurs pimpantes épouses qui marchent sur la pointe des pieds, et quand il rencontraient un cul terreux, ils le regardaient de haut, balançaient la tête et la bouche en cul de poule, ils demandaient condescendants :
"Allons mon brave, n'aurais-tu pas une bonne bouteille de Mondeuse à nous vendre ?"
Mauvais le vin de Sevrier ? Sacré nom ! Connaissez-vous des bourgeois qui veulent boire du …. TORD BOYAU ?

Auteur de ce récit : Henri GURRET

Transciption : Monique LAMY