nique à Vianney
  • Ou l'histoire d'un preux guerrier égaré dans notre siècle… 

Pendant la première moitié du XXè siècle , vivait aux Choseaux , dans une ancienne ferme , un curieux " illuminé " qui prenait ses rêves pour des réalités . Sans forfanterie aucune , animé seulement d'une charmante naïveté , il racontait à qui voulait l'entendre les mille et un exploits qui avaient déjà jalonné son existence . Et le public , mi goguenard , mi attendri , en réclamait toujours davantage, bienheureux d'écouter ces récits épiques , en un temps avare en distractions où ni radio ni télé ne détournait les esprits du quotidien souvent morose . C'était le plus souvent le dimanche après la Messe qu'officiait le récitant , attablé comme la plupart des hommes autour de quelques verres de vin blanc , au bistrot " Chez Barbe noire ", situé au centre de Sevrier .

Le rituel se répétait immuablement , quelqu'un hélait notre brave homme : " Hé ! Le Nique ! Tu nous racontes comment c'était quand tu étais employé à la ferme ? " Et cette invite suffisait à enclencher le moulin à paroles ! Quel enthousiasme dans la description des faits ! Quelle conviction dans la progression du récit ! Sans conteste on s'y croyait ! Et on admirait le " Nique à Vianney " , dont le troupeau n'avait rien à envier à celui de Gargantua , s'avançant hardiment parmi ses milliers de vaches. Et ses bêtes étaient si somptueuses , si plantureuses , qu'au moment de les traire , aucun seau n'était assez grand pour en recueillir le lait . C'est pourquoi , Le Nique avait été contraint d'imaginer et de construire une bassin gigantesque , destiné à récolter chaque jour le précieux liquide ! D'ailleurs , l'ingénieux homme avait également pourvu le décidément chanceux établissement qui l'employait de rien moins qu'un énorme bateau dont les roues à aubes brassaient quotidiennement le lait pour battre le beurre ! " Quel dommage que tu n'aies plus l'âge de travailler , Nique ! s'exclamaient les paysans , je t'aurais volontiers engagé , même seulement un jour par semaine ! Voire , un jour par mois !

" Pour sûr ! j'en abattais de l'ouvrage ! Et je ne ménageais pas ma peine ! " répliquait notre héros , qui repartait de plus belle , dans un de ses récits homériques . " Le reste du jour était occupé à fumer le champ : du bien beau fumier , celui de mes vaches , celui de mon cheval , celui de ma mule … Rien n'était trop beau pour enrichir la terre, celle qui servait à faire pousser les " bondances " - à ce moment du récit , il faut interrompre quelques instants le bavard pour expliquer au lecteur non initié les coutumes pastorales de l'époque : il s'agit là de betteraves fourragères destinées à nourrir les vaches l'hiver . Paissant l'herbe des prés l'été , les troupeaux mangeaient les " fanes " de ces betteraves qui enrichissaient leur alimentation l'automne venu et les " bondances " , étaient réservées à l'hiver . Ces racines , passées dans un gros hachoir , étaient coupées en lamelles fines pour être longuement ruminées par les bêtes . - " Mais attention ! poursuivait avec conviction le conteur , grâce à mon fameux fumier , mes vaches bénéficiaient des plus belles " bondances " jamais récoltées à vingt lieues à la ronde ! Tellement belles , d'ailleurs , devenues tellement grosses , qu'il était impossible de les récolter à la main ! J'étais obligé de les tailler sur pied , à la hache , comme des arbres! Pour sûr , qu'elles étaient bien nourries , mes bêtes !" s'exclamait , convaincu , notre Tartarin .

Et l'auditoire applaudissait ! et on trinquait " à la santé du Nique ! " , et on réclamait d'autres aventures extraordinaires ! " Raconte-nous , Nique , comment c'était à la grande guerre… " Eh oui , car " Le Nique à Vianney " était parti comme les autres , dans les tranchées . C'est loin , Verdun , et pourtant , là-bas aussi Le Nique avait vécu des exploits peu ordinaires . Un jour , par exemple , tandis que le canon résonnait dans le lointain , les Poilus fatigués goûtaient un repos bien mérité , savourant comme un bienfait leur maigre soupe chaude . Hélas , la bataille faisait rage , et l'ennemi peu respectueux du repos des guerriers , lança un obus qui éclata exactement là où était assis notre soldat ! Celui - ci fut évidemment projeté en l'air comme fétu de paille…Pourtant , non seulement il ne fut pas blessé , mais quand , l'élan achevé , " Le Nique Poilu " redescendit sur terre, la soupe toujours chaude!, exactement au même endroit. Il retrouva ses camarades , et ils attendirent les autres attaques de l'ennemi …

Plus tard , quand il fut de retour dans sa commune, on appela Le Nique à Vianney à la rescousse , un jour que les employés de la SNCF étaient bien embarrassés : la locomotive , à l'avant d'une trentaine de wagons lourdement chargés , était incapable de repartir après l'arrêt à la gare de Sevrier , elle patinait dans la montée … Qu'à cela ne tienne , Zorro est arrivé ! Le Nique , avec sa seule mule , qu'il attacha devant le monstrueux engin , se mit à tirer et … la locomotive et les trente wagons obéirent sans hésiter à notre solide concitoyen !

On pourrait qualifier d'épopée la vie extraordinaire de cet homme apparemment si ordinaire ! C'est pourquoi les rendez-vous hebdomadaires " post offices religieux " étaient encore plus appréciés par les sevriolains , le dimanche , que les sermons de Monsieur le Curé !

Auteur de ce récit : Henri GURRET

Transciption : Monique LAMY

Illustration : André PERROT