la visite de Napoléon III
  • L'Empereur Napoléon III et l'Impératrice Eugénie sont les hôtes d'Annecy

L'Empereur Napoléon III et l'Impératrice Eugénie sont les hôtes d'Annecy du 29 au 31 août 1860, à l'occasion des festivités pour le rattachement de la Savoie à la France. En l'honneur de leurs majestés, la ville organise une fête de nuit lacustre qui marque l'origine de la traditionnelle Fête du Lac.

POUR CELEBRER L'ANNEXION DE LA FRANCE A LA SAVOIE !!!!!!!!

Mes amis,
Vous savez tous que pour écrire l'histoire, la vraie, l'histoire des grandes écoles, il faut connaître les langues mortes, parler les langues étrangères, lire les vieux papiers, savoir chercher les nouvelles choses ; autant dire, il faut de l'instruction, être un savant. Et puis, quand, comme moi, on n'a ni l'un ni l'autre, comme rien du tout, alors, c'est tout simple ! … On ne peut pas écrire l'histoire. Après tout, ça ne fait rien ! … Il y a beaucoup d'écrivains qui bombent le torse, qui s'étirent le cou, qui ont fait un tas de livres, mais souvent ils ne sont pas d'accord les uns, les autres, ils se rongent la bouche, c'est à celui qui hurle le plus fort. Mais alors là, il vaut mieux ne pas y mettre le nez.
Moi, je vais seulement vous dire ce que j'ai perçu quand j'étais petit, tout heureux et tout content de ce que me racontaient les vieux que j'aimais bien et que je revois encore rassemblés le dimanche après les vêpres, assis sur les escaliers de la maison de mon grand père Eugène, autour d'un grand pot tout mâchuré, plein de vin. Ils buvaient tout l'un après l'autre dans une écuelle en bois, aussi noire qu'un cul de marmite (la poche des boujous) qui était dans le fartôt de mon grand-père et qui valait mieux que le blanc des yeux. Ma grand-mère disait "cette sacrée écuelle, c'est pire que le Saint-Sacrement".
Guillerets, contents, ils parlaient beaucoup ou bien ils chantaient des chansons de notre Savoie, ou bien un cantique ! Ou pourquoi pas, des chansons qui parlaient des femmes ! Quand il y avait pas la grand-mère !
Et surtout, ils revenaient sur autrefois en parlant toujours en patois : un patois de la vraie sorte qui faisait plaisir à entendre.
C'est pour ça que l'histoire que je vais vous conter, je la connais par cœur.
Lever la main pour vous dire qu'elle est vraie, je ne le ferai pas ; dire que c'est une bêtise, je ne ferai pas mieux. Peut-être bien qu'il y a un peu de vrai ! … Un peu arrangé pour les conteurs ! Un petit peu des deux, c'est peut-être ce qu'il faut croire ! Vous ferez comme vous voudrez !
Mais ici, je peux vous dire droit dans les yeux et si vous l'exigez je ferai la croix, que je vous dis juste ce que j'ai entendu, sans en rajouter, sans en enlever un cheveu.

Et bien voilà … Depuis l'an mille, la Savoie était un Etat libre et indépendant. Ça c'est certain, vrai de vrai tout le monde est d'accord là-dessus.
Après des années heureuses, tranquilles, des années plus dures, des années terribles, nous voilà en 1860.
Les grands maîtres, les gros princes qui commandaient la Savoie et la France, ils bavardaient beaucoup en se remplissant la panse comme des maquignons à la foire et, pour se faire bien voir, ils font demander aux savoyards :
"Voulez-vous que votre pays soit rattaché" à la France. Il faut dire oui on non".
Et alors, quatre vingt dix sept pour cent de ceux qui ont voté ont dit "oui". Et c'est comme ça que nos ancêtres sont devenus français et sujets de l'Empereur NAPOLEON III.
Ce grand monsieur tout guilleret et tout émoustillé par cette votation et pour faire voir qu'il avait bon cœur et qu'il savait sortir ses sous un petit peu, a décidé de donner à la ville d'Annecy, un bateau à vapeur, la "COURONNE DE SAVOIE", le premier bateau qui allait seul sur le lac grâce à sa machine à vapeur, et de venir visiter la Savoie au mois d' août.
Alors bien sûr, beaucoup de monde parlait de Napoléon. Il y en a qui disaient qu'il était un vrai grand monsieur généreux et qu'il regardait pas trop de haut !
Il y en a d'autres qui disaient qu'un bateau à vapeur contre toute la Savoie, ce "bagolu" il fait quand même un sacré bon coup.
Mes bons amis, à vous de dire votre avis.

Et à Annecy, il était venu un nouveau Préfet tout frais débarqué de Paris. Celui-ci savait que Napoléon aimait tant les honneurs, les grandes fêtes, beaucoup de belles manières, de musiques, il avait préparé des fêtes bien plus belles que celles de Paris. Il y avait étonné toute la France.
Il avait prévu un tour du lac en bateau à vapeur dans la nuit. Et ce Préfet, il savait assez qu'il fallait contenter Napoléon, sa femme et toute la procession de courtisans qui suçaient les pattes du maître en faisant des génuflexions devant. Et puis, le Préfet, il voulait que toutes les communes tirent un feu d'artifice quand le bateau passerait.
Sûr et certain que ce serait beau avec toutes les montagnes illuminées dans la nuit.
C'est pour cette raison que notre Préfet avait fait venir tous les maires de la combe du lac pour leur donner des explications et leur commander de tirer beaucoup de feux d'artifice.
Mais maintenant, pour mieux comprendre, il faut s'asseoir un petit moment !
Je ne sais pas si vous connaissez les savoyards ? … Si vous les connaissez ! … Avez-vous trouvé qu'ils ont des qualités les savoyards ! … Peut-être bien que oui ! … D'un autre côté ils ont peut-être bien quelque chose de travers !
Je n'ose pas dire de défaut, je ne peux pas regarder sur les miens ! … Vous me comprendrez il me semble ! Et puis, entre nous, des défauts, qui n'en n'a pas ? …
Il faut tourner la feuille !
Sûrs d'eux les savoyards, c'est certainement vrai ;
-On dit qu'ils sont bourriques,
-qu'ils savent compter les sous,
-qu'ils se soutiennent tous.
Bourriques, il y en a qui disent que parler à un rocher, parler à un savoyard, c'est tout du même.

Autrefois, on élevait en Savoie, beaucoup de mulets. Le mulet est une bête solide à l'ouvrage, jamais malade, il n'est pas désordonné. Il peut tirer un char ou une charrue. Dans les pentes, les creux, il est dégourdi, comme un écureuil
Mais cette brave bête quand il est mal tourné (de mauvaise humeur), il ne bouge pas plus qu'un chêne ; encore pire ! …
Si tu lui dis "avance", il recule ; si tu lui dis "recule", il courre devant. C'est certain, il fait le contraire de ce que tu lui commandes. Alors, si tu veux qu'il avance, il faut lui dire "recule". Si tu veux qu'il recule il faut lui dire "avance". Il paraît qu'un savoyard quand il est de mauvaise humeur, c'est la même chose.
Ou bien les langues mal tournées, elles disent que si les mulets sont bourriques, c'est parce que les savoyards leur ont pissé dessus !
Ils ont les pieds sur terre ! Oui ma foi, c'est vrai … ; ils n'ont pas la tête dans les nuages. Leurs montagnes sont en pentes raides. Travailler leurs terres ne va pas tout seul (n'est pas facile). Malgré tout, ils tiennent à leur village, à leur terre qu'ils aiment comme leurs yeux. Ils savent ce qu'il en est de suer, alors …. Les sous ils les comptent. Et après tout, entre nous, dites tout droit … vous connaissez quelqu'un qui crache sur les sous.
Ils se soutiennent tous ! Bien sûr que c'est vrai … Autrefois, il fallait travailler tous ensemble, faner, moissonner, labourer, faire le bois, tous rassemblés.
Il y a bien des villages où l'on se disputait. Ils parlaient fort, ils se regardaient comme deux petits poulets, mais quand même, s'il y avait un malheur dans une maison, un homme, une femme, tout seul, ou qu'un "étranger" arrivait, du premier coup ils étaient tous autour.
Ces trois choses dites, on referme le chapitre ! … et on retourne à la préfecture avec notre prétentieux de préfet qui demande aux maires du tour du lac de tirer des feux d'artifice à la gloire de ce grand Napoléon ! …
Les maires écoutaient tous et quand le préfet eut terminé de parler, il y en a un qui demande un petit quelque chose ! Quand je vous disais que les savoyards n'ont pas la tête dans les nuages ! …
"S'il vous plait Monsieur le Préfet, qui est-ce qui paie les feux d'artifice ? …
Monsieur le maire, vous devez inscrire cette charge sur le budget communal, ne regardez pas à la dépense, je veux une fête très réussie. Toutes les communes inscriront cette dépense sur leur budget.
C'est un ordre précise M. le Préfet.
Oh ! … Cré nom ! Et notre maire qui se met à faire la moue, sa crête devient rouge et son nez lui donne des démangeaisons.
Oh, qu'il dit : "M. le Préfet, sauf votre respect, chez nous quand on fait la fête, on invite pas les voisins pour les faire payer, c'est celui qui décide de la fête qui "casque" ; et moi, dans ma commune, je n'ai pas de sous, la toiture de la mairie est pleine de gouttières, l'école est délabrée, les chemins vicinaux sont défoncés et mes administrés crient ! … Les impôts sont trop lourds, etc … etc …"

Et M. le Préfet, sûr de lui, commande pire qu'un roi, en allongeant sa corniule (son gosier), le torse bombé ! …
"Monsieur, je vous répète une dernière fois : c'est un ordre, et si vous n'obéissez pas, vous serez révoqué ! …"

Pauvre M. le Préfet ! … un ignorant qui ne connaît pas les savoyards. Quand je vous dis ! …
Les savoyards,
-la tête dure comme une pierre noire ;
-ils tiennent les sous comme un chien qui tient un os dans sa gueule ;
-ils sont tout le temps d'accord ! … pour secouer les messieurs ! …
Et bien voilà, après les hautes et sales bêtises du préfet, tous les maires se lèvent d'un seul coup et disent "Monschu le Préfet, ce n'est pas la peine de mettre dehors notre ami, nous on part tous. Et puis, il faut péter la porte et … au revoir.
Et M. le Préfet qui se dressait comme un poulet sur un tas de fumier. Il comprend trop tard qu'il s'est mis les doigts dans les yeux et tombe par terre sur les pierres et les pierres sont dures ! …
Un maire mécontent ça ne se voit pas, mais tous les maires du tour du lac qui tournent le cul, alors çà, c'est une catastrophe encore pire que celles que connaît Paris pour certaines fêtes.
On ne peut plus rien changer ! …
Notre préfet, le gosier tordu ne peut plus manger, plus dormir, il est tout ébranlé.
Et ses perturbateurs de maires, je vous dis ! bourriques, agaçants, tous d'accord. Vous pouvez prendre un gros "tordu" de savoyard par le paletot et lui taper dessus à se faire suer, vous pouvez me croire, c'est le paletot qui sera déchiré, mais ce bourrique ne bougera pas d'un cheveu.
Et puis, vous pouvez me croire, ils sont bien contents de dégonfler le torse de ce gros bonhomme qui se prend pour le roi de Prusse.
Et il n'y en a pas un qui bouge pas plus que le Semnoz et la Tournette. Et le préfet qui devient tout anémié, il paraît qu'il a bientôt plus que la peau et les os.
Mais vous savez peut-être … quand on croit que tout est perdu, il y a de bonnes gens à la bouche fermée qui recollent les morceaux, tout doucement, tout doucement.
Et c'est ainsi que de braves âmes ont pensé que ça ferait moins d'argent et calmerait la brouille en allumant des feux de Bengale à la place de feux d'artifice, c'est moins cher. Oui ! disaient d'autres, mais les feux de Bengale on les perçoit pas, ils ne pètent pas et puis, c'est tout petit, ça fait riquiqui, autant allumer un croezu (lampe à huile).
Et il y avait un maire qui avait perdu un peu de bourriquerie qui est venu dire "pourquoi pas faire un gros feu. Sur le Semnoz il y a assez de bois, de sapins secs, de châtaigniers creux, des déchets de coupe des haies, du foin moisi ?"
Et puis, un troisième qui se sentait tout guilleret et qui parlait haut.
"Il faut faire péter les boites, cré nom !"
Les boites, vous connaissez ? … Non
Et bien, c'est une grosse boule en fer toute ronde avec un trou ; un petit trou dessous où on enfile une mèche de mine et un gros trou dessus où on bourre de la poudre noire, des débris de tuiles écrasées et du papier.
On porte la boite dans un champ derrière une haie, on fait briquer une allumette, on se sauve derrière un gros porier de môde et …. baoum ! ça pète sec … à faire vibrer les carreaux des fenêtres de l'Alphonsine de l'autre côté de la haie. Tirer les boites, c'est tirer un coup de canon ! ….
Ça s'est tout le temps fait comme ça !
Pour la vogue, pour la Fête Dieu, pour la Saint-Jean, la Sainte Barbe, pour le 14 juillet.
Oh, vous savez des volontaires pour faire péter les boites, il y en avait plus d'un.
Et puis, quand une boite avait pété, il y en a qui criaient "Cré nom de D….." vous avez vu si elle a fait du bruit ma boite ! ….  Et l'autre disait "pas vrai, tu l'as pas bourrée comme il faut, la mienne a pété plus fort, sacré plaisantin". Entre les boites qui pétaient, les artilleurs qui se disputaient, on entendait ce rafus jusqu'à Thônes et Faverges.
Même ceux qui étaient sourds comme un pot, ils savaient qu'il y avait une fête.
Et c'est ainsi qu'on s'est mis d'accord. Ceux qui voudront tirer le feu d'artifice, le tireront, nul n'est obligé, mais toutes les communes feront des feux de bois et feront péter les boites.
Et pour le préfet, c'était encore mieux que la résurrection le matin de Pâques, il a poussé un soupir, on croyait que c'était la bise noire qui arrivait.
Pour Sevrier, la fête se faisait sur les côtes de Saint-Martin.
Sur les Côtes, entre le village du Crêt et de Létraz qui sont bien au-dessus du lac. Les pentes étaient toutes plantées en vignes et au sommet du pré avec un petit sentier à talon pour aller d'un village à l'autre, sans barrière.
Et là, sur le plat, le maire avait dit qu'il fallait mettre le bois, les souches, les déchets de haie, le foin pourri, les tonneaux abîmés.
Vous pouvez me croire, il y en avait un tas aussi gros que la grange à Daude.
Et les pompiers avaient apporté toutes les boites. Il y en avait plus de trois douzaines, un plein char.
Le maire avait fait mettre des pontets avec dessus une grosse maconnaise (tonneau) pleine jusqu'à la bonde.
Avec un gros glion ! et le vin était bon ! …
Oh, les choses étaient bien faites, il y avait encore une seille et deux douzaines d'écuelles en bois des Baujhus.
Et puis les femmes avaient fait des rissoles, des bognettes, des épognes et des matefins.
Bien avant l'heure, tout le monde était sur le Crêt de Saint-Martin. C'était tout prêt. Il manquait plus que le Napoléon avec son Eugénie. Et puis le bateau tout neuf. Il paraît que dans le grand monde, les gros personnages haut placés font toujours attendre les petites gens. Si ces dires sont vrais, disait Sébastien, Napoléon doit être aussi haut que le Saint-Esprit, mais haut ou pas, entre nous, ça me casse le cul, moi j'ai faim, l'estomac me brasse. S'il ne vient pas tout de suite, je retourne chez nous manger la soupe. Sébastien a raison, j'en fait autant maugréait la Julie, moi de même rétorquait la grosse Rosalie.
Et toute la troupe de gosses qui étaient pires que les poules dans un jardin, les plus petits gémissaient ou dormaient sur les genoux de leurs mères.
Et puis ce sacré mal poli de Napoléon qui ne venait pas. Puisque c'est comme ça, c'est assez a dit M. le Maire, on va nous aussi faire bombance.
Hourra ! … Vive M. le Maire. Alors, on a sorti des paniers, les matefins, les rissoles, les bognettes ; les femmes n'étaient plus maître de toute cette troupe. Comme les poules quand on leur jette du petit blé dans la cour. "Sale bottecul" maugréait la Françoise après un dégourdi de gamin qui avait pris les rissoles d'un coup. Si tu reviens, je te fiche une raclée ! …
Et les pompiers ont enlevé le bouchon du tonneau. Il fallait voir si ça pissait dru, tout droit dans la seille. "Attention, disait le sergent-major, faut pas y faire verser". Il n'y avait pas de risque, ils étaient une douzaine avec une écuelle à pomper dans la seille, plus vite que pissait le bouchon.
Et le "Poupou" disait "Cré nom, du bon vin comme ça, on serait tous damnés de le laisser perdre ! … Il faut boire, je n'ai pas envie d'aller en enfer.
On a bien mangé, bien bu, on est content ; il y en a qui chantent, il y en a qui rient, il y en a qui dansent.
Et à force de chanter, ça donne soif … on boit un coup … et après boire … on a envie de chanter. Maintenant, il y a la maconnaise qui sonne le vide.
Tout d'un coup, il y en a un qui crie ! … Regarde le bateau il arrive, il est bientôt en face de nous. Personne ne l'avait vu, ils étaient trop contents à manger, à boire, à chanter et à danser. Vite, vite, Cré nom, hurlait le maire, faut allumer tout de suite ! Capitaine, les boîtes sont prêtes … Garde à vous ! Feu !
Ah ! mes pauvres enfants ! …. Fallait voir ! Les boites qui pétaient tant qu'elles faisaient trembler les côtes de Saint-Martin. Attention criait la Fine (Joséphine) allez doucement, le Semnoz va s'écrouler dans le lac et le bateau tout neuf sera écrabouillé et la Genie (Eugénie) et Napoléon avec !
Aux quatre coins les hommes avaient allumé le feu ; Ah ! … Il fallait voir ce raillis, vite on devait se tirer de l'autre côté, ça chauffait pire que l'enfer. Grands dieux de la haut ! criait le Justin et les pontets et la maconnaise, il y a encore du vin dedans !
Le feu qui montait plus haut que Chantemerle, tout droit la-haut.
Et le Père MOUCHET qui a mal aux jambes disait "si Saint Pierre regarde depuis la-haut, il a dû courir aussi vite qu'un lièvre qui a un chien au cul pour ne pas se faire griller les doigts de pieds !".
Les pompiers suaient à grosses gouttes, les boites pétaient. Ce "pas pressé" de Napoléon s'était fait attendre. Tant pis, maintenant on tapait des mains. Vive Napoléon et vive l'Eugénie ! … Après un bon moment, le feu baissait, il était bientôt mort. Les pompiers étaient harassés ; le bateau bien loin devant Saint-Jorioz, la nuit noire arrivait, on pouvait aller dormir.
Et tout le monde était content, même la Julie des sabots, la vieille ronchon marmonnait la chanson "La Marie sur un pommier".
Dans les dernières boites, il y en a une qui n'avait pas pété. Attention, on peut pas la rentrer dans le hangar des pompes encore chargée, il faut enlever la poudre ! …
Et Joseph, pour cette nuit, il était frais, nerveux, il trépignait, il avait vidé plus d'une fois les écuelles. "Je vais faire sauter cette sale boite". Il s'est mis à plat ventre, il s'approche tout doucement comme un orvet et il enfile dans le trou une cigarette allumée.
C'était bon ! … Cré nom ! Ça a pété, le coup est parti et le képi de Joseph aussi ! Il est monté tout droit, aussi haut qu'on ne le voyait plus. Ils étaient là à se tordre le cou à attendre que le képi redescende, mais après un bon moment, rien ne revenait. Le Père MOUCHET disait "Vous avez chauffé les doigts de pied de Saint-Pierre, sûr qu'il a mis le képi dans sa poche" et puis l'Augustin il était sûr qu'avec la bise, le képi a dû tomber à Saint-Jorioz et avec les Saint-Joriens, ces ……………….. pour le récupérer, vous pouvez toujours courir ! ..
Le feu était mort, il faisait nuit noire ! Après tout … on ne peut plus rien voir, on reviendra demain quand on verra clair. On part !
Et Joseph, il est toujours couché le nez contre terre … "Eh Joseph vient, Joseph ! Allez Joseph ! Cré nom il dort. La Franceline ronnait ! … Je l'ai assez vu, ce goulu, il s'est enfilé un décalitre. Et Joseph ne bougeait pas plus qu'un arbre abattu. Le Sergent s'est mis à hurler "Nom de D…. garde à vous Joseph !"
L'arbre (Joseph) ne bougeait pas d'un pouce. Alors, il y en a un qui est allé le secouer et le retourner comme un tonneau. Oh ! … Cré nom, grand Dieu de la-haut, Jésus, Marie, Joseph ! ... Est-ce vrai, est-ce possible ! Oh ! Malheur ! Joseph qui était mort.
La tête toute marquée, toute écrasée. Il y avait le front qui était partagé par le milieu. Il saignait pire qu'un cochon sur l'échelle.
Pauvre Joseph, il est foutu. Tout le monde est consterné ; des femmes pleurent, il y en a qui crient. Il y a des hommes qui ont les jambes qui tremblent, d'autres qui hurlent. "C'est la faute à ce sale Napoléon, il n'a qu'à rester à Paris ! …
Pauvre Joseph ! qui est mort en service commandé.
Maintenant, il faut raccommoder le nez à Joseph.
Apporte une grosse bouteille de gnole dit Jean-Marie ; il met son doigt au bout de la bouteille, il fait pisser tout doucement la gnole sur le nez à Joseph. Tout d'un coup, Joseph se redresse tout droit et crie : "Nom de Dieu, de Bon Dieu, arrête, tu es vraiment fou, ça me fait un mal de chien ; il vaut mieux faire pisser la gnole dans le gosier, non ! ..
Vous ne me croirez pas ! Vrai ! C'est comme ça que Joseph est revenu sur terre ! … Et les femmes qui disaient leur chapelet pour faire ressusciter Joseph, elles priaient encore plus pour demander pardon au Bon Dieu pour ce si vilain et sale juron qu'il venait de faire
Et toutes les fois que Jean-Marie piquait le nez pour coudre la peau, Joseph gémissait et se secouait. Et pour le calmer, à chaque coup d'aiguille, un coup de gnole ! Quand Jean-Marie eut terminé de coudre, Joseph dormait comme un blaireau dans son terrier. Il a tant dormi que le lendemain soir il s'est juste levé pour manger la soupe. Il était tout émoustillé et tout frais ! …
Il faut dire que le nez à Joseph, c'était un bon morceau, un vrai bout de bois tordu, tout noir. Les cicatrices ne se voyaient pas trop, mais même un mal voyant aurait vu que le nez était tordu.
Mais, notre Joseph, brave et vieux garçon disait "mieux vaut un nez mal tourné que pas de nez du tout".
Et puis, il y a assez de gros messieurs qui se font briller le torse avec des médailles pas souvent gagnées. Et bien, Joseph avec son nez, il montrait sans ronner qu'il était un dévoué, courageux et bon pompier.
Et puis, il ne voulait plus supporter les dames avec les femmes, il faut faire doucement. Elles sont comme les araignées. Elles vous emmêlent dans leur toile et quand vous y voyez, il est trop tard, vous voici coincé.
Le Conseil municipal, le maire, les pompiers avaient remué toute la commune, mais rien, ce farfelu de képi avait disparu. Etait-il dans le lac, la-haut chez Saint-Pierre ou à Saint-Jorioz, c'était tout du même, il était foutu.
Et M. le maire faisait la moue. Encore des sous fichus pour s'acheter un képi neuf. Un pompier sans képi, autant un chien avec trois pattes !...
Tout d'un coup, un conseiller a dit : "mais il y a deux ou trois ans Gustin est mort, sa moitié a t'elle rendu la veste de l'oncle ?" Oh ! il faut aller voir la Gustine, sa nièce. Elle doit être dans la chambre de Gustin. On regarde dans la garde-robe, on remue dans la commode et dans les tiroirs, sous les vieux draps, il y a le complet de pompier et le képi. Le képi est tout écrasé, aussi plat qu'un matefin.
On le porte à la Marcelle, la couturière. Donnez seulement, je vais d'abord le refaire et un bon coup de fer à repasser et voilà le képi remis à neuf.
Le maire a perdu sa moue. Il était content "Vous êtes une brave demoiselle, Marcelle, une bonne femme". S'il osait, le maire tout heureux, il embrasserait cette vieille fille, mais on sait pas, il vaut mieux pas se serrer de trop près.
Le maire va chez Joseph avec le képi arrangé, tout neuf. Joseph vient par ici ! et il pose le képi sur la tête de Joseph.
Le maire était un homme qui savait parler comme il faut, une grosse éducation, c'était pas un charretier et pourtant il crie d'un coup "Nom de Dieu, c'est-il possible, encore une merde !".
Oui, ma foi, quand Joseph a le képi sur la tête on ne lui voit plus les yeux ni le nez.
La tête de Joseph est trop petite. "Vous avez vu, un gros nez dans une petite tête". Le pauvre maire il est aussi contrarié qu'un chat quand on lui écrase la queue.
Ils me cassent le cul, le Préfet, Napoléon, l'Eugénie, le bateau ! Rien à faire, pas un sou de plus de la commune pour ses emmerdeurs. Alors, le maire prends des vieux papiers qu'il bourre au fond du képi.
Garde à vous ! …
Joseph se tient tout droit, la tête raide, le maire pose le képi comme il faut sur la tête et par-dessus une grosse tape, à écraser la tête d'un bœuf.
Repos ! ….
Et maintenant, ça va. Les yeux, le nez de Joseph sont dégagés.
M. le maire qui soupire, soulagé et Joseph aussi dru et fier qu'un poulet. Et ces emmerdements, c'est fini ! Enfin.
Pourtant entre nous, tout doucement, tout doucement, il faudra rien à redire ! Faut savoir ! …
Le jour de la vogue, toute la compagnie de pompiers défilait dans la cour de la mairie, devant M. le maire avec son écharpe et le conseil municipal et clairon, tambour en tête, au pas cadencé une deux, une deux ! …
Et bien Joseph, le pauvre homme, il ne pouvait pas balancer les deux bras. Comme veut le règlement. Il faisait aller rien qu'un bras parce que de l'autre main, il tenait son képi pour pas que la bise l'emporte …. A Saint-Jorioz.
Quand tout petit, j'écoutais tout content les vieux conter cette comédie, je ne me suis jamais demandé si c'était vrai ou non, c'était sûr ! … Les vieux ne faisaient pas de menteries.
Plus grand, je comprenais assez que mon grand père et ses amis avaient entortillé comme il faut l'histoire de Napoléon.
Et quand ma tête était devenue toute blanche (les vieux étaient tous morts) et que je pouvais remuer tous les vieux papiers de la mairie, tout d'un coup sans chercher, j'ai trouvé un papier officiel qui était la preuve toute vraie que le Préfet et le maire s'étaient mordu le nez.
Alors ! l'histoire de mon grand-père !
Vraie, pas vraie .
Une moitié de chaque côté.

Auteur de ce récit : Henri GURRET

Transciption : Monique LAMY

Illustration : André PERROT