la bamboche
  • Coutume locale

Dans les ménages, la mésentente entre époux a toujours été un sujet inépuisable de discussions, de palabres, d'études, de divertissement.
Au siècle dernier, à Sevrier, il était une coutume, peu connue aujourd'hui, mais qui éclaire la mentalité des gens de l'époque face à ces conflits conjugaux.
La vie communautaire était très développée et dans les hameaux, le moindre fait, le plus petit détail ne passaient jamais inaperçus : certains prétendaient même que cette intense vie commune était préjudiciable à l'épanouissement de la personnalité, chacun se trouvant sous la pression du groupe.
La communauté villageoise était au courant de tout ! … surtout lorsqu'il s'agissait de disputes ou de querelles entre époux ! ….
Et bien sûr, hélas, quand le mari était alcoolique, coléreux et même violent, il arrivait que la dispute se termine par des coups, et en ces temps là, la malheureuse épouse n'avait d'autre ressource que de se résigner dans la plupart des cas.
Il faut dire aussi que le plus souvent, des voisins, des personnes âgées, surtout des femmes courageuses au caractère bien affirmé, intervenaient énergiquement en faveur de l'épouse battue, ne serait-ce qu'en faisant la morale au fautif et en lui reprochant publiquement sa conduite.
Etait-ce efficace ? .. je ne sais ! … Mais c'était la preuve que l'ensemble de la population condamnait sans appel cette attitude.
Par contre, il arrivait plus rarement il est vrai, que lors d'une querelle, ce soit le mari qui encaisse les coups. Alors là, c'était "l'événement" avec un vrai remous dans le hameau.
Avec une grande rapidité, toute la commune était informée, dans tous les détails, des détails qui avaient la fâcheuse tendance à augmenter en nombre et en importance.
Ce au fur et à mesure que l'information se répandait. Trop bien au courant, on commentait simplement "l'affaire" et pour finir, on ne condamnait plus la violence ; au contraire on avait plutôt envie de s'en régaler …
Un peu d'animation dans le village n'était pas pour déplaire et "l'homme battu" devenait :
- Victime innocente pour les uns …
- Victime consentante pour les autres …
Et pour tous, la grande vedette du moment, le Héros !
Il y avait certains messieurs qui se réjouissaient particulièrement de la situation. C'était les "vieux garçons" : les hommes d'âge mur qui n'avaient plus envie ou espoir de trouver une épouse.
Ces derniers n'attendaient que cette occasion pour mettre en œuvre une coutume, peu usitée heureusement, car dépendant du malheur d'un mari.
Ces messieurs se concertaient et fixaient une date. Le jour dit, on se groupait. Quelques uns portaient une pancarte avec l'inscription "battu pas sa femme". Suivait un mannequin de paille dont la tête retombait sur la poitrine, tel un blessé grave. Un "vieux garçon" à la langue bien pendue, genre "camelot" faisant office de "Président" du groupe, montait sur un âne, mais en tournant le dos au sens de la marche, autrement dit, il regardait non pas la tête mais la queue de l'animal.
Il se déplaçait donc à reculons pour donner l'image symbolique du monde à l'envers, car "lorsqu'une femme bat son mari, c'est le monde qui marche à reculons".
Et la troupe, âne en tête, allait visiter chaque hameau. En arrivant, on battait le rappel des habitants en frappant sur de vieilles casseroles, le "chef" sur son âne haranguait le bon peuple et demandait de compatir au malheur du mari battu et de concrétiser les généreux sentiments par une pièce de monnaie ou une bonne bouteille.
A ce moment, il arrivait aussi que des dames ne se cachent pas pour dire très haut leur refus de s'apitoyer sur le sort de cet homme, car en général les coups reçus étaient beaucoup plus nombreux du côté Dames que du côté Messieurs ! …
Alors quand l'équilibre avait tendance à se rétablir entre les deux, il ne fallait pas s'en plaindre, mais bien plutôt s'en réjouir et sans réserve aucune. Chacun son tour ! …
Tous les hameaux ayant été visités, nos "vieux garçons" se rendaient soit "chez Collioud" au Brouillet, soit "chez la Clémentine" à la Combe pour faire la fête avec la cagnotte : lorsque la quête n'avait pas été suffisamment fructueuse, chacun des participants mettait la main à sa poche pour que la soirée soit vraiment "réussie".
Le mari battu était toujours invité au repas, discrètement et … gracieusement, car c'était lui qui, involontairement, avait donné aux fêtards l'occasion d'une bonne soirée ; et comme il avait déjà "payé sa part", en supportant les coups, il n'avait plus à supporter les frais de la fête ! … et … sans compter … qui sait … peut-être les coups à venir … alors que les célibataires eux ne couraient aucun risque sur ce plan là.
Et dans la bonne humeur, on mangeait, on buvait … plus qu'il en fallait … et on chantait à la gloire du Célibat, à la traîtrise des femmes et au malheur des maris …
Tard dans la nuit, et très égayés, les fêtards accompagnaient chez lui, le mari lorsqu'il avait pris part à la fête, pour lui témoigner une dernière marque de sympathie et lui donner le courage d'affronter le courroux de sa terrible épouse … qui n'avait pas dû apprécier le tapage fait autour de cette affaire.
Patiemment, discrètement, ces vieux coquins attendaient près de la maison pour se rendre compte si le retour du mari ne donnait pas lieu à une nouvelle et bruyante dispute, peut-être même … des coups … avec l'espoir d'une occasion nouvelle de faire la fête.
Si l'époux maltraité n'avait pas accepté l'invitation, la fête se terminait de façon légèrement différente mais avec le même but inavoué.
La bande des fêtards allait alors en pleine nuit donner une "aubade" à réveiller un mort, sous les fenêtres de la coléreuse dame pour la remercier, car involontairement, elle était à l'origine de la fête, mais surtout en espérant et souhaitant même, avec une parfaite hypocrisie, que dérangée et excédée par le tapage, elle se vengerait sans tarder sur son "malheureux mari" .. et apporte ainsi l'occasion rêvée d'une nouvelle "bamboche".
Je me suis décidé à écrire sommairement cette histoire qui suit parce que dans mon enfance, je l'ai entendue maintes et maintes fois, de la bouche de mon grand-père Eugène et de ses amis.
J'étais très intéressé et surtout amusé à tel point qu'il me semble regrettable que le souvenir de cette coutume se perde, d'autant plus que cette histoire était contée avec mille détails par des hommes qui avaient pris part aux agapes, dont mon grand-père, qui à l'époque n'était pas encore marié.
Voici la querelle qui fut le point de départ de la fête :
A la fin du siècle dernier, l'immense majorité de la population vivait de l'agriculture et on essayait, au mieux, de produire tout ce qui était nécessaire aux besoins de la famille. Dans les plantes sarclées, comme les betteraves fourragères, pommes de terre, légumes divers, on alternait, sur une même parcelle, la culture des haricots grimpants dont la production était bien supérieure à celle des haricots nains. Ces plantes avaient besoin de support, de rames de 3 à 4 m de long, de la grosseur du pouce et plantées dans le sol en double rang, autour desquelles s'enroulaient naturellement les tiges de haricots.
Ces cultures étaient très nombreuses, chaque famille possédant des parcelles plantées de cette façon.
Voilà pour le décor.
Quant aux acteurs, les voici :
  • l'épouse, une dame respectable, vive, énergique, travailleuse et qui dans le ménage … "portait la culotte",
  • l'époux, un homme gentil, mou, plus porté sur les bons repas que sur le travail ; on disait de lui que c'était seulement pour boire qu'il n'était pas indécis mais très volontaire au contraire.
    Un jour donc où il avait été très "volontaire", il se trouvait dans le champ avec son épouse pour cueillir les haricots. Il lui semblait que le sol tremblait sous ses pieds et il marchait comme si le paysage tournait autour de lui. Pour rester bien d'aplomb, il dut se cramponner aux rames de haricots.
    Mais celles-ci étaient-elles trop faibles ? ou notre homme s'appuyait-il trop fort ? on ne sait …, mais les rames casseront et notre héros se retrouva par terre au milieu des haricots. Il essaya avec mille difficultés et sans succès de se remettre debout.
    Alors la dame excédée, furieuse "aida" tout simplement son mari à se remettre d'aplomb à coups de rames … sur les fesses.
    Hélas, les témoins étaient nombreux ! … Notre héros fut invité à la Bamboche … et ce fut le plus heureux de tous ! …
    Quelques coups de rames de haricots sur le cul pour un repas plantureux copieusement arrosé et gratuit, ce n'était pas trop cher payé. Il était prêt à recommencer … si Madame voulait bien.

Auteur de ce récit : Henri Gurret

Transciption : Monique LAMY