la vogue de la Puya

  • d'après les récits des anciens.

Lorsqu'on parle de la Puya, ce nom évoque pour beaucoup le tournant au bord du lac, entre Annecy et Sevrier et le gros massif rocheux dans lequel fut creusée la route nationale Annecy-Albertville.
Mais pour les anciens, ce nom évoque d'abord les magnifiques châtaigneraies qui s'étendaient sur le plateau, à l'Est du hameau des Espagnoux et
que traversait autrefois le seul chemin qui existait pour desservir la rive gauche du lac.
Très bien entretenues, comme toutes celles de Sevrier et de ses environs, ces châtaigneraies pourvoyaient grandement à la nourriture de la population. A la fin de l'hiver, les feuilles mortes, qui formaient un épais tapis, étaient enlevées et servaient de litière pour les vaches. Les bogues ("Les peillers",
en patois du pays) étaient brûlées sur place, et en Août, l'herbe était fauchée pour faire un peu de foin, si bien que le sol de la châtaigneraie ressemblait à une pelouse.
La beauté du site, la proximité de la ville, rendaient ce lieu très attirant par beau temps et la Puya était le but de promenade des annéciens.
Les fanfares des Régiments cantonnés à Annecy, le 30e Régiment de la Caserne Decoux, situé en face de l'Hôtel de Ville, puis le 27e BCA du quartier de Galbert, venaient souvent et régulièrement y faire des répétitions et par temps calme, ou mieux, lorsque un léger vent du nord soufflait, les sevriolains, occupés dans leurs champs, avaient le plaisir d'entendre, gratis, un concert de marche et de musique militaire.
A cette époque, la forêt du Crêt du Maure n'était pas encore toute boisée et la colline était un pâturage ou affleurait le rocher avec, par endroit où la couche de terre arable était suffisante, de petites parcelles cultivées.
On y trouvait quelques granges à foin, où certains y élevaient même des chèvres.
Annecy n'était pas la grande ville que nous connaissons aujourd'hui, mais plutôt un gros bourg, blotti au pied du Château avec la campagne toute proche.
Pour leur promenade dominicale, les annéciens aimaient longer le lac par la nouvelle route jusqu'à Chuguet et monter sur le plateau par l'ancienne route d'Annecy ou par le chemin de Colmyr.
Lorsqu'il faisait beau, beaucoup se retrouvaient à l'ombre des châtaigniers, si bien, que sur ce site accueillant, se créèrent, petit à petit, des fêtes populaires où se rencontraient non seulement les annéciens, mais aussi des habitants de Sevrier, de Vovray ou d'Albigny.
A cette époque, tout ces hameaux qui forment la banlieue actuelle de la ville étaient encore la campagne, avec leurs fermes, leurs vergers, leurs champs, leurs prairies. Les cultivateurs avaient de nombreux contacts avec les gens de la ville ; beaucoup allaient chaque jour livrer leur lait, d'autres nombreux faisaient les marchés deux fois la semaine ; il avaient leur clientèle attitrée, car tout s'achetait directement aux paysans : légumes, œufs, fruits, volailles, et les uns et les autres se rencontraient avec plaisir aux fêtes de la Puya.

Ces jours-là, des commerçants installaient des tréteaux, des tables, des bancs et vendaient boissons, casse-croûtes, et les traditionnelles "bognettes". On y trouvait des musiciens ambulants, les "Balouriens", des amuseurs publics, des conteurs ou conteuses de bonne aventure, les "Pastaguins". On y organisait des jeux et, bien sûr, un bal.
Qui dit "bal" dit jeunesse nombreuse, garçons, filles et pour désaltérer tout ce remuant monde, il fallait cidre, vin ou la goutte, la gnôle.
Aussi, en fin de soirée, on pouvait constater les effets très variés de l'alcool.
Tenez : en voilà un devenu subitement très bavard, intarissable, un vrai avocat maître du barreau, un débit plus abondant qu'un prédicateur de Carême à Notre Dame de Paris, mais sur des sujets ….. plutôt différents.
Et celui-ci, qui chante à tue-tête, à faire pâlir d'envie les plus célèbres ténors de l'Opéra avec un répertoire où alternent légères et très coquines rengaines et pieux cantiques.
Et ce garçon, habituellement timide et réservé, d'un coup transformé en un irrésistible don juan qui se croit tout permis, tel un prince oriental au milieu de son harem, et allez savoir si ces dames abordées d'une façon un peu trop familière et intime et qui protestent, ne sont pas, en leur for intérieur, plutôt flattées.
Et l'excité, le regard dur, la mine sombre comme un gros nuage noir avant l'orage, et comme ces nerveux n'étaient pas rares, imaginez ce qui arrivait quand deux de ces bons apôtres se heurtaient.
Remarquez cet annécien aux mains lestes, sûr de lui, et qui se tient très près d'une beauté sevriolaine et ce gars de Sevrier, très, et même trop galant et qui enserre une belle et farouche annécienne et … voilà des regards soupçonneux, des paroles un peu vives, deux garçons qui se font face, nez contre nez comme deux coquelets en furie. Et puis … un geste brusque … et puis … pan, un premier coup de poing et par politesse, on rend le coup reçu et la suite ! … inutile d'expliquer.

La bagarre débute d'abord entre nos deux "pelatons" (jeunes coqs en patois) puis les annéciens prêtent main forte à leur ami, c'est la logique même, pour qui a un peu de cœur.
Quant aux sevriolains qui ne sont pas des couards, ils font de même et volent au secours de leur copain ; c'est ça l'amitié.
Quant aux adultes, sérieux et prudents, ils ne se mêlent pas de l'affaire. Mais au fond, ils ne sont pas du tout mécontents. Cette attraction, toute gratuite et passionnante fait partie de la fête et sans l'avouer chacun penche pour le triomphe des gars de son camp.
Avant l'heure, comme on dirait aujourd'hui, "le match Annecy ville contre Sevrier campagne" vient de débuter.

Il faut dire que les jeunes sevriolains étaient bien moins nombreux que les annéciens et le nombre donne force et surtout moral. C'était David contre Goliath.
Alors cette histoire authentique, qui est arrivée un jour, je l'écris comme je l'ai entendue maintes et maintes fois par nos Anciens (disparus à ce jour) qui me l'ont racontée car ils en furent les acteurs ou les témoins.

Il y avait là :
François REY de Chuguet dit "François à Grou Dian"
Claude Rey, également de Chuguet dit "Daude à Dainâ"
Joseph Falconnet de Létraz dit "Joseph à Batiste"
Mon grand-père au Crêt Eugène Gurret dit "Gêne du château"
Jean Domenjoud du Crêt également dit "Jean Chachet"
Et d'autres encore.
Tous m'ont raconté cette histoire vraie et réelle, de la même façon à quelques détails près.
Sans en dénaturer le sens et l'authenticité peut-être, l'ont-ils un tout petit peu …. enjolivée ! arrangée ! …
Comprenez-les, s'il vous plaît, ils étaient tellement heureux de "revivre" leur jeunesse.
Etait-ce en 1880, était-ce en 1890, je ne saurai vous le dire avec exactitude, peut-être plus tôt, peut-être plus tard, après tout qu'importe : ce qui est certain, ça c'est passé après "l'annexion", aussi vrai que la brise noire vous traverse jusqu'à la "Râtale" (
le squelette en patois).
A cette époque, habitait chez les Domenjoud dit les "La Frise", un jeune commis de ferme "Le Toine".
Ce jeune homme, comme tous les commis de ferme, dans la région, habitait chez ses employeurs, vivait avec eux et travaillait autant qu'eux : il était de la famille.
Chaque année, un contrat verbal renouvelait à la Saint André, la grande foire d'Annecy, l'engagement des deux parties :
un peu d'argent de poche, quelquefois des vêtements neufs ou des chaussures en échange du travail de l'année.
C'est ainsi que notre "Toine" était arrivé un beau jour à Sevrier.
C'était un garçon costaud, d'une vingtaine d'années et croyez bien, autour de deux mètres de haut, des épaules aussi larges qu'une porte de grange, des bras gros comme des tuyaux de poêle et au bout des bras il y avait ….. des mains …. des mains comme des tapes de "boyandires" et des poings aussi durs qu'un "charverron"
(rocher noir très dur qu'on trouve dans le sous-sol).
Avec ça, courageux, travailleur, honnête, serviable, enfin un "brave garçon" comme il y en a trop peu.
Fort comme un turc, il partait avec un sac de blé de cent kilos sous chaque bras, aussi à l'aise que monsieur le Curé quand il lit son bréviaire dans les allées de son jardin.

La force et les mérites du "Toine" furent très vite connus. "Sacré nom" se dirent les jeunes de Sevrier, voilà ce qu'il nous faut pour la prochaine fête de la Puya. S'il veut y mettre un peu de bonne volonté pour la prochaine fête de la Puya, devant lui, trois bonnes douzaines d'annéciens ne feront pas le poids.
Ca c'est sûr ! on discute, on palabre, on soupèse ! … avec "Toine" on a la victoire à portée de mains. Certains affirment même que le "Toine" à lui seul vaut une compagnie entière du 30e Régiment d'Infanterie de la caserne Decoux.
Mais voilà, il y a un ennui, même un très gros ennui : notre homme grand, gros, fort courageux, serviable, était aussi doux qu'un agneau. Tuer un rat qui pullule et dévaste le grenier, ça non ; impossible, "ça lui restait sur l'estomac", alors la bagarre …. Très peu pour le "Toine".
Autant lui demander d'aller au lac se baigner le jour de la Chandeleur.
Ce n'était donc pas la recrue idéale pour soutenir les sevriolains … à moins que, disaient ceux qui le connaissaient bien, il soit un peu …. disons "chaud".
Alors quand le vin commençait à lui enflammer les joues, qu'il avait la crête et les oreilles bien rouges, qu'il serrait les mâchoires, alors là, attention, dégagez et vite car l'agneau devenait un ours.

C'était très rare mais en ce cas, le problème était de l'arrêter et bien peu s'y hasardaient car dangereux était l'essai. Pour les sevriolains, la seule chance d'être victorieux, c'était : inviter le Toine à la fête, mais le faire passer à "l'abreuvoir" et surtout ne pas lésiner ni sur la qualité du vin, encore moins que la quantité. Mieux valait ne pas compter "à la bouteille" mais "au bottolion" (tonnelet).
C'est ainsi que le jour de la fête tous les sevriolains, entourant notre homme, se rendent à pied à la Puya, avec bien sûr, les provisions largement calculées ; déjà en cours de route on offre à Toine, tout étonné, un premier verre : "tiens" se dit-il, déjà ! Mais il sait qu'un homme bien éduqué ne refuse pas ce qu'on lui offre gentiment, alors, par politesse, il avale son premier verre et ….. Oh, doux Jésus ! … non seulement c'est gratuit, mais …. c'est du bon, pense-t'il en se léchant les lèvres.
Et en cours de route, un deuxième verre, un troisième, un quatrième et notre serviable garçon fait tout son possible pour contenter ses amis, en buvant ce bon vin : mais en lui-même, il est intrigué : pourquoi est-on ce dimanche, si généreux ? … et puis après tout pourquoi se creuser la tête. C'est si facile et …. agréable ….. de faire plaisir à ses amis … alors ….. buvons ….. à la vôtre !
Et nous voilà sous les châtaigniers de la Puya. Beaucoup de monde : jeunes, adultes, vieux, familles avec les enfants, tous la mine réjouie.
Et on installe Toine assis sur un banc, adossé au tronc d'un gros châtaignier, à une table sur laquelle on pose un verre et une bouteille …. pleine. C'est pour toi l'ami, bois, après il y en a encore. Docile, notre homme s'applique et à peine la bouteille vide, une autre pleine arrive et sans même l'avoir demandée et, bien mieux ou …. pire, Antoine ne sait plus, mais l'opération se renouvelle sans cesse plusieurs fois. Incroyable, tant de générosité se dit-il … ou bien je rêve, ou alors c'est un miracle. D'un seul coup son cerveau s'illumine "Grand Dieu, douce Vierge Marie" pense-t'il en se retournant et en scrutant tous les alentours, c'est peut-être, c'est sûr, c'est comme à Canna, comme monsieur le Curé l'a expliqué en chaire un dimanche.
Et Toine avec une ardente ferveur, pleine de dévotion et de dévouement, vide bouteille après bouteille avec conscience et application.

Avec la certitude d'avoir bien rempli son devoir, une douce quiétude l'envahit : il nage dans le bonheur. Adam, au paradis terrestre, avant d'avoir croqué la pomme, n'a sans doute pas connu pareille félicité …. et ….. plein de reconnaissance !
Merci Grand Dieu du Ciel pour tout ces bienfaits et …. Hop un autre verre est englouti et ….. la dixième bouteille pleine arrive.
L'après midi s'avance : le bal bat son plein. Il fait chaud et lourd comme si le temps tournait à l'orage et il semble que certains annéciens s'agitent : entre autres un petit avorton, aussi prétentieux et arrogant qu'il est malotru et qui de loin lance à l'adresse du Toine des paroles à double sens avec des sous-entendus très déplaisants.
Mais notre Toine ne voit rien, n'entend rien. Il est en extase !

Alors ce sacré "Guyhapet" (roquet en patois) s'approche de plus en plus, s'enhardit et devant tant d'indifférence, l'interpelle bruyamment comme ces roquets qui viennent aboyer sur vos talons lorsque vous avancez mais s'enfuient si vous vous retournez.
Mais le Toine décontracté, adossé au tronc d'arbre les jambes allongées, les yeux mi-clos comme un bébé qui dort, est totalement étranger à tout ce qui l'entoure : Toine est heureux.
Et le malotru de plus en plus agressif est franchement insolent avec des insultes à la bouche "tartifle porriè, groussa tome, polaille gambiè, grous mollion, boyu
…." et j'en passe.
L'équipe annécienne qui avait quelques craintes vu la renommée du Toine, reprend courage et le "Guyapet"
n'a plus aucune retenue. Il vient narguer le Toine jusque sous son nez et se paye l'audace de lui pincer l'oreille et de lui frotter le visage avec un rameau feuillu …..
Et sans le plus minuscule résultat, pas la moindre réaction ! Cette fois le "Guyapet" est déchaîné, et tout à coup, emporté par son élan et sans le faire exprès, il marche sur les pieds du Toine.

Il faut vous dire, le Toine, et bien, il a des "agassins". Vous connaissez ? Des cors aux pieds et se faire écraser les orteils qui ont des "agassins", et bien, c'est extrêmement douloureux.
Alors au sourire mignon et béat, succède une horrible grimace et un terrible "Cré nom de Dieu". Autant dire une étincelle dans un tonneau de poudre.
Rapide comme l'éclair. Toine est debout : rattrape le "Guyapet" et lui allonge un formidable coup de pied au cul, qui le transforme en ballon de foot. De nombreux témoins attestent qu'ils ont vu le "Guyapet"
décoller du sol, franchir en vol plané de gros buissons mais personne ne peut dire avec certitude, ni quand, ni comment, ni même s'il est revenu sur terre.
Un premier but non contestable pour Sevrier. Hourra … Aussitôt tous les annéciens viennent au secours de leur ami et, en quelques secondes, notre Toine est entouré, encerclé par une troupe hurlante. Les gens de Sevrier, fiers de leur héros, retiennent leur souffle, très inquiets pour Toine. Mais Lucifer en personne, plongé jusqu'à la tête dans un bénitier aurait paru plutôt calme à côté du Toine au milieu de cette masse menaçante. Les bras, les pieds, les jambes, les poings, la tête, tout bougeait, se détendait, frappait avec une force, une précision incroyable. Tous les coups portaient et, quelques fois, s'il vous plaît, croyez-moi bien, deux annéciens roulaient au gazon d'un seul coup de poing … enfin, c'est ce que les témoins ont cru voir, tellement le combat était rapide et terrible pour les annéciens.
Imaginez un peu "chers amis", dans un jeu de quilles, quand la boule lancée avec force et précision arrive au milieu des quilles, c'est la dégringolade. Ce soir-là, c'était ainsi, à tel point que les vieux, très intéressés par le spectacle, disaient en patois à l'adresse du Toine : "Eh ! sacré nom, va plan, ben asstou y in pad pé fére",
ce qui signifie : "va doucement l'ami, sinon dans quelques instants, il n'y aura plus assez d'annéciens". D'autant plus que les jeunes sevriolains veulent mériter de la victoire finale et certains se mettent de la partie. Ce n'était même pas nécessaire car le Toine est déchaîné : il frappe tout ce qui passe à portée des poings. Et comme les combattants de chaque équipe ne se distinguent pas par un maillot, maintenant, dans l'ardeur du combat, ce sont les sevriolains qui reçoivent les coups : l'un se fait le nez, l'autre aplatir la casquette.
Une seule solution pour arrêter notre valeureux et invincible combattant ! Amis, comme adversaires, s'il en reste, il faut s'éloigner et vite.
Une bonne douzaine d'annéciens sont hors de combat et le reste du bataillon est porté disparu. Pour cette fois, la victoire est totale, le résultat sans appel et les jeunes sevriolains, tous fiers, dressent la tête, bombent la poitrine, enfin … ceux qui ne se sont pas fait moucher par le Toine.
Et celui-ci, tout déconcerté cherche à droite, à gauche, devant, derrière, mais c'est le désert : même les copains se tiennent à distance respectueuse. Désœuvré, ne sachant plus que faire, pendant que Sevrier chante et arrose la victoire, il reprend sa place à table. Et là, parmi les bouteilles vides, il en découvre une à moitié pleine ou moitié vide si vous préférez et comme il n'a plus rien à faire, il se fait un devoir de la finir.
Et après l'effort, une petite sieste : Toine s'installe adossé à l'arbre, allonge les jambes et bientôt, malgré lui, les paupières clignent et, lourdes, doucement elles se ferment.
La fête bat son plein, le bal a repris et continue de plus belle : on danse, on rit, on chante.
Et l'équipe annécienne, très discrète et à l'écart, reprend peu à peu ses esprits. L'un essuie le nez qui saigne, l'autre se tamponne l'œil avec de l'eau fraîche, celui-ci essaie de redonner une forme correcte à cette boule de feutre qui était son chapeau, celui-là se masse une jambe …
Et le Guyapet, eh oui ! pardi, le Guyapet !
et bien, me croirez-vous, il est quand même revenu sur terre. Mais il n'est pas prêt de digérer l'affront que lui a infligé le Toine et, se frottant les fesses, il rumine sa vengeance.
Aussi silencieux et discret qu'il était bruyant et arrogant avant le "match", il observe de loin le Toine assis sur son banc, la tête inclinée, tranquille, très calme, sans méfiance.
"Sûr et certain comme deux et deux font quatre" se dit le malotru, ce maudit sevriolain, cet ours terrible, sans aucun doute, il dort : et s'il dort, il n'est donc plus dangereux.
Et comme un renard qui s'approche invisible d'une poule qu'il guette, ce "bas du cul" doucement, sans bruit, arrive par derrière près de Toine qui ronfle, saute sur la table et, à l'aide d'une bouteille vide, frappe de toutes ses forces sur la tête de notre ami.
Lentement, sans bruit, sans plaintes, sans aucun geste, notre héros s'affaisse sur la table, immobile comme un mort.
Alors les annéciens qui de loin ont vu la scène, retrouvent le moral. Les disparus réapparaissent, les blessés sont subitement guéris et tout un grand nombre, prêt à la revanche, fonce sur les sevriolains qui font face : le match reprend.
Surpris, ces derniers qui croyaient avoir gagner la guerre, s'aperçoivent un peu tard qu'ils n'ont gagné que la première manche. Ils essayent de tenir, de se défendre, mais sous le nombre, il n'y a plus qu'une seule issue : la fuite. Ils sont courageux mais pas téméraires et privés de leur héros, de leur soutien, c'est la débâche, la bérézina sous les châtaigniers.
La nuit approche et petit à petit, la foule se retire, tandis que le pauvre Toine gît toujours comme un mort sur la table. Les vieux sevriolains, ses voisins et voisines s'inquiètent : "Doux Jésus, Saint-Vierge, serait-il vraiment mort ?" On s'approche tout près, on l'écoute, mais non, il ronfle. Et s'il ronfle, c'est qu'il est encore en vie. Dieu soit loué.
Alors, on le secoue, on lui parle mais autant parler à un mur et la nuit est là. Pas question de l'abandonner, mais comment faire ? Comment porter une pareille masse, plus d'un quintal, et qui se laisse aller comme un reblochon trop fait qui coule dans l'assiette.
Une idée : un peu plus haut, aux Espagnoux, il y a une ferme "'Les Falconnet", très connue et estimée des sevriolains. A cette ferme, on emprunte un barrot et dans une petite charrette à bras qui n'a que deux roues, avec peine, on charge le Toine qui ne bouge pas plus qu'un sac de blé.
Triste et peu glorieux retour à Létraz où l'on couche notre héros déboulonné et l'on rentre piteusement à la maison.
Très tôt le lendemain, chacun vient aux nouvelles, inquiet des suites de cette aventure. Et bien mes amis, me croirez-vous. Toine était aussi frais qu'une rose, tout dispo, d'excellente humeur et enchanté de sa journée à La Puya.
Dix litres de bon vin, peut-être plus encore, allez savoir, sans débourser un sou, contre une bosse sur le crâne. Le marché était plus qu'intéressant : il était prêt à recommencer.
C'est quand, demandait-il, la prochaine vogue à La Puya ?

Auteur de ce récit : Henri GURRET

Transciption : Monique LAMY