le patineur annécien
  • Cette année-là, croyez-moi, il avait fait froid ; comme on dit chez nous "à pierre fendre".

Je ne sais si les pierres s'étaient fendues, mais ce qui est sûr et certain, c'est qu'en cet hiver 1890, le lac d'Annecy gela. Sa surface fut prise en totalité par la glace et les vieux, entre autres   : Jean Marie Falconnet de Chuguet (dit Marie a Dian Jacques), François Gurret du Crêt (dit François à la Guite), Eugène Gurret du Crêt (dit Gène du Château) et d'autres encore, en parlaient très souvent, car ils avaient vécu ce terrible hiver-là.

On dit aussi que la neige de l'Avent reste sept semaines sur la pointe d'un échalas.

Et bien ! cette année-là, elle était venue en avance. Puis, début janvier, un court redoux amena au lac l'eau glacée de la fonte des neiges, mais très vite le grand froid revint et surtout : la bise, mais pas une bise quelconque, une bise ordinaire : non pas du tout, mais bien la vraie ! …

Vous savez, ici on connaît très bien ! … Il y a la bise commune, courante et puis, il y a (la bise noire)! …

Alors là, quand c'est la vraie "bisa néré", sûr, elle fait toujours 3-6-9, c'est-à-dire qu'elle souffle trois jours très fort, puis si elle ne cesse pas, elle souffle encore trois jours et si le sixième jour elle est encore là, alors on sait qu'on en a pour neuf jours : une bise à coucher les échalas ! …

Et bien, cette année, la bise n'a pas fait 3-6-9, mais elle a fait trois fois 3-6-9, autant dire, 27 jours sans s'arrêter, sans un seul instant de répit ! Et c'était la vraie … et un froid terrible.

Les vieux disaient "quand la bise noire souffle, il vaut mieux ne pas sortir les vaches au pâturage, car le soir, quand on les rentre à l'étable, il y en a toujours une ou deux qui n'ont plus de cornes … envolées … comme feuilles mortes … Dieu sait où … peut-être jusque chez les "Baujus", mais ceux-là, même s'ils retrouvent ces cornes, pour les rapporter ! … Oh ! Bon Saint-Antoine ! …

C'est comme les poules ! … quand il y a la bise noire et le froid, même les meilleures pondeuses les pauvrettes ! … elles ne peuvent plus pondre, elles ont … pardonnez-moi, elles ont le croupion gelé ! …

Imaginez un peu l'état du lac cet hiver là … et pendant 27 jours

Et le 28e jour, la bise noire avait … rendu son dernier souffle ! … elle était morte ! … c'était le calme plat. La surface des eaux était sans le moindre mouvement, sans ride et le brouillard arriva, épais, glacé et toujours le froid.

On trouvait des oiseaux morts, gelés près des haies, des fermes, des étables.

Le givre très dense, très épais, s'accrochait aux branches des arbres qui cassaient sous le poids ; beaucoup de sources étaient taries et toujours le froid intense ….

Au bout de quelques jours "dans le coton", le brouillard étant moins épais, on s'aperçu que le lac, le long des rives était gelé.

Prudemment, on met un pied sur la glace, on appuie, on frappe du talon pour en éprouver la solidité et comme "ça tient", on met les deux pieds, puis on fait quelques pas ; ça tient toujours, alors on s'éloigne de la rive de quelques mètres ! …

Les plus sceptiques viennent avec une pioche, essayent de faire un trou pour connaître l'épaisseur de la glace, mais à peine percé, le trou se referme, la glace se reforme. Petit à petit, on s'encourage, la curiosité aidant, on s'éloigne de la rive et on s'aperçoit, grâce à une petite éclaircie à travers le brouillard, que la glace recouvre tout le lac, jusqu'à Veyrier.

Alors l'amour propre, la fierté aidant, chacun veut se montrer plus courageux que l'autre ; on s'aventure au large avec bientôt l'impression qu'on est plus près de Veyrier que de Sevrier et comme en face on distingue des gens qui viennent à la rencontre, on décide un grand coup et l'on file à Veyrier que l'on atteint sans problème.

Et l'accueil est parfait … Dans la joie on fête l'exploit, à coup de "gnôle" (eau de vie). Rendez-vous compte ! … Traverser le lac d'Annecy ! … à pied sec ! … Un événement ! … n'est-ce pas vrai ? … Comme Moïse et les hébreux qui ont passé la Mer rouge.

Ca, ça s'arrose ! …

Réconfortés pas les veyrolains, réchauffés par l'alcool, avec moins d'appréhension, on rentre par le même chemin et tout fier, on peut raconter à Sevrier, cet exploit.

L'angélus sonne au clocher de l'église. C'est midi, l'heure du repas.

A la maison, toute la famille est à table ! … Et ! … notre héros qui s'apprête à conter fièrement son exploit se fait vertement réprimander ; le père se fâche, le grand-père, la grand-mère s'en mêlent, crient au suicide et la mère scandalisée, implore le ciel "Oh ! Grand Dieu, mais qu'ai-je donc fait pour avoir un fils aussi stupide". Et furieuse, enlevant de la table l'assiette vide qui attendait notre aventurier, elle ordonne d'un ton qui n'admet aucune réplique : "de suite prends la pioche et casse la glace qui recouvre la cour, pour éviter un accident".

Les jours passent, le froid devient moins vif, mais il gèle toujours. Un pâle soleil se montre et nombreux sont ceux qui s'enhardissent à faire un tour sur la glace et tiens ! … quelle surprise … on aperçoit même quelques uns qui criaient au suicide quelques jours auparavant ! …

D'autres patinent déjà dans la baie d'Albigny ; ce sont les bourgeois d'Annecy, les seuls à posséder des patins, car pour les paysans, ce luxe n'est pas connu bien sûr.

Un jour, des anneciens arrivent par le lac jusqu'à la ferme auberge Falconnet à Chuguet. Entre deux séances de patinage, ils viennent prendre un café, un vin chaud. Les gens du coin regardent, amusés, évoluer les patineurs. Et tout à coup, à une certaine distance de la rive, brusquement, voilà que la glace cède sous le poids d'un annecien et notre homme disparaît dans un trou d'eau et de glace brisée. Par chance, il parvient à s'agripper au bord et il se met à crier "au secours" de toutes ses forces.

Les témoins de l'accident sont nombreux. Tout le monde crie, s'affole … Mais comment secourir notre homme sans risquer le même sort. Un homme seul ne peut le soulever, et à plusieurs, le risque est encore plus grand que la glace ne cède… Alors, ce ne serait plus un homme à sauver, mais plusieurs.

Pourtant, le temps presse … Dans l'eau glacée, notre naufragé s'affaiblit très vite. Ses appels au secours sont moins forts, moins vigoureux ; il n'en peut plus ! Et … comme les secours humains tardent, et n'arrivent pas, tout près du désespoir, notre homme s'adresse … au Ciel, dans des invocations déchirantes.

Grand Dieu, ayez pitié

Jésus Christ sauvez-moi

Sainte Vierge Marie secourez-moi

Saint Joseph, pensez à ma femme

Sainte Jeanne de Chantal, pensez à mes enfants,

Saint François de Sales,

Sainte Honorine,

Sainte Marguerite,

Sainte Roseline, Sainte Gertrude, Sainte Judith,

Et puis Saint Blaise, et puis ….

Et puis … etc. etc.

et tous les saints du paradis y passent

et beaucoup même plusieurs fois

Les habitants de Letraz, Chuguet, Le Crêt, qui ont assisté à la scène en témoignent, la main sur le cœur.

Les invocations de notre patineur ? …. Aussi bien, sinon beaucoup mieux que les litanies des Saints le jour des Rogations et avec beaucoup plus de ferveur. On n'ose pas dire une prière "ardente" puisque le pauvre homme était dans l'eau glacée, mais une prière d'une sincérité et d'une application sans égale, impossible de faire mieux.

Bientôt, le malheureux est tellement faible qu'il n'a plus la force de parler, ses paroles ne sont plus que faibles murmures … inaudibles …

C'est la fin.

Heureusement, les paysans du coin ont eu l'idée d'aller chercher des échelles, de longues échelles dont on se servait beaucoup pour cueillir les cerises, abondantes dans le pays. Ils les attachent bout à bout, les couchent sur la glace et les poussent au-dessus du trou, de façon qu'elles prennent appui sur une grande surface.

Un courageux, encordé, lui-même s'aventure près du naufragé et réussit à lui passer une corde sous les bras.

Il était grand temps ! …

Et c'est un homme, à demi-mort, presque inconscient qu'on tire du trou de glace. Ceux qui sont très près croient entendre une imperceptible et dernière prière : "Doux Jésus, Cœur de Marie, ayez pitié". Et il perd connaissance.

Peut-être son âme est-elle près de ceux et celles qu'il invoquait avec une admirable ferveur ?

Et c'est pour cela que, discrètement mais avec foi … quelques vieilles et pieuses demoiselles des alentours, sortent leur chapelet, qu'elles récitent en silence.

Vite, on le porte à la ferme la plus proche, on lui enlève ses vêtements qui sont déjà gelés sur lui, on le réchauffe, on le frictionne avec de la "gnôle" et à tour de rôle, on frotte, on masse, on re-frictionne, devant, derrière, dessus, dessous ; pas un coin où des mains vigoureuses "ne passent et repassent".

Et ! … on dirait que les paupières frémissent … mais oui … elles ont tendance à s'entrouvrir … C'est sûr ! … Pas de doute, il revient ! … Est-ce les massages ? … Est-ce la "gnôle" ?  Ou … le chapelet des demoiselles ? … Qu'importe ! … Peut-être un peu des trois ? …

Alors on redouble d'efforts et notre homme finit par ouvrir les yeux, il essaye de parler, ses lèvres remuent et comme il desserre les mâchoires on en profite pour lui administrer une généreuse ration de "gnôle", car après l'extérieur, il ne faut pas du tout négliger l'intérieur, c'est bien connu, pas vrai ?

Et le résultat est très rapide, très net. Notre mort, il tousse deux trois bons coups, relève la tête, examine tout autour de lui, se frotte les yeux, essaye de parler, puis pousse un très gros soupir.

Tout à coup, il se redresse et … d'une voix très forte, il s'exclame hors de lui :

"Sacré nom de Dieu, milliards de bordels de Dieu. Je m'en souviendrais de celle-là !..".

Braves paysans, dévotes demoiselles, voilez-vous la face. Oh , Seigneur, ayez pitié, pardonnez ! .. Et vous tous, les saints et les anges, rendez service aux hommes, voilà le remerciement.

Bien des années après, cette aventure par Letraz, le Crêt, Chuguet, quand on parlait d'une personne qui oublie très vite les services rendus, on disait d'elle :

"Oh, ça doit être un annecien ou ! … un proche parent"  et cette sentence resta pour la postérité.

 

Cette histoire absolument authentique, je l'ai tellement entendue que je la sais par cœur. J'ai rapporté fidèlement tout ce que les vieux m'ont dit, mais rien que ce qu'ils m'ont dit. Et mon grand-père Eugène avec ses amis me disaient souvent, sans aucune vantardise :          "tu vois malotru, nous avons traversé le lac d'Annecy à pieds sec".

 

Auteur de ce récit : Henri GURRET

Transciption : Monique LAMY

Illustration : André PERROT