madame Fanchette
  • Comme beaucoup de ses compagnes paysannes...

 Je ne sais si vous avez entendu parler de Madame Fanchette. Peut-être bien que oui, peut-être bien que non ! ... Quel que soit le cas, ce dont je suis sûr et certain et tous ceux qui l'on connue peuvent en témoigner, c'est que vous ne pouvez pas en avoir entendu parler "en mal". Même les langues un peu trop agiles et pointues ne s'y hasardaient point, car Fanchette était très aimée et estimée.

 

Comme beaucoup de ses compagnes paysannes, une vie très rude, dure, pauvre, avait été son lot ; depuis sa plus tendre jeunesse, une vie de labeur et de privations. Mais elle n'en n'était pas pour autant un de ces êtres grognon, aussi gracieux qu'un minet quand vous lui écrasez la queue.

Pas du tout ; au contraire ; elle savait taire ses propres misères et donner sans aucune restriction son sourire et son éternelle bonne grâce. Chacun était heureux de la rencontrer et, même pour des inconnus, il suffisait de quelques instants en sa compagnie pour sentir naître sympathie et amitié.

Bien que leur village soit situé sur le territoire de la ville d'Annecy, les habitants des Puisots, dont Madame Fanchette, avaient beaucoup plus de relations avec les sevriolains, pour la plupart, paysans comme eux, qu'avec les annéciens.

D'ailleurs, pour ces gens des Puisots qui n'avaient comme moyen de transport que leurs deux jambes données par la nature, Sevrier était plus rapidement accessible qu'Annecy, plus éloigné, puisqu'il fallait dans les deux cas, utiliser les sentiers tracés dans la forêt.

Pour se ravitailler en produits indispensables et impossibles à produire sur l'exploitation agricole, Madame Fanchette descendait donc régulièrement à Sevrier, où au chef-lieu se trouvait un "café, tabac, épicerie" : "Chez les Barbe Noire" ; là, on pouvait se procurer le strict nécessaire à un modeste ménage.

Après avoir acheté sucre, sel, huile, qu'elle fourrait dans un simple sac à blé, ficelé sur un bâton posé sur son épaule, Madame Fanchette, se faisait un devoir, oh ! combien agréable, et sans doute pas étranger à l'habitude de se ravitailler à Sevrier, de rendre visite à ses amies ; des dames de son âge et de sa condition, qui étaient ravies de voir arriver notre brave Fanchette.

Etant sur le chemin du retour qui passe par le sentier de la Croix du Crêt, Fanchette s'arrêtait donc à la première ferme, à l'entrée du village, chez la Fine.

Et, en patois bien sûr :

-          "eh, bonjour Fine, comment vas-tu ?

-          Bonjour Fanchette et toi comment ça va.

Et vous devinez, impossible de vous narrer la conversation …. Et les rhumatismes ! … et les douleurs au dos … et le mal aux jambes … et la vue qui baisse … et la mémoire qui s'en va … et les cors aux pieds … et puis … et, malgré cela la bonne humeur est toujours présente.

-          … Entre Fanchette, viens t'asseoir, je prépare le café,

-          … Oh Fine, je ne veux pas te peiner, mais vois-tu, moi le café, de l'eau trouble, c'est bon pour les "Monsieurs", et puis, ça me met "la brûle" à l'estomac…

-          … Que veux-tu donc ? du vin ? ... de la goutte ? gnole... (eau de vie)

-          … Oh, après tout, tu as raison, donne-moi un petit peu de goutte ! ..

Mes amis, inutile de vous dire que les verres à liqueur étaient pour ces personnes, totalement inconnus. Pour les humbles, n'existaient à cette époque que les verres ordinaires..

Et la Fine apportait la bouteille de goutte, les verres, posait le tout sur la table devant son amie en s'apprêtant à verser l'alcool.

Brusquement, à cet instant même, Fanchette tournait le dos, faisant semblant d'avoir découvert une nouveauté. Oh ! S’exclamait-elle, Fine, tu as mis de beaux rideaux, montrant du doigt la fenêtre en direction opposée à la table. Pas du tout répondait la Fine, qui, versant "un petit peu" de goutte n'osait pas se montrer avare … et petit à petit, le liquide emplissait presque le verre.

Quand enfin Fanchette réprimait sa position face à la table, elle levait les bras au ciel, comme frappée de stupeur… Grand Dieu, est-ce possible, mais Fine, tu m'en as trop mis ! .. Jamais je ne pourrai !…

Et Fine de dire, veux-tu que j'en enlève ? … Et Fanchette de répondre : "cela va te donner du travail en plus de remettre la goutte dans la bouteille, laisse je ferai un effort pour boire le tout". Alors Fine, si tu veux être gentille, donne-moi du sucre.

Et Fine mettait sur la table la boite de sucre. Et Fanchette trempait un premier sucre, trempait un deuxième sucre, un troisième sucre, cela tout doucement en prenant son temps, en faisant la conversation et en croquant les morceaux. Et pourquoi pas un quatrième. Et puis, brusquement Fanchette découvrait que le niveau de la goutte avait fortement baissé dans le verre.

Maintenant, la dose était normale. Fanchette pouvait boire sans vergogne le reste, ce que les sucres avaient bien voulu lui laisser ! … l'honneur était sauf … et nos deux dames ... enchantées.

-          merci de la goutte ! …

-          merci de ta visite ! …

-          au revoir ! à la prochaine ! …

Et Fanchette rend visite à sa seconde amie, Léontine qui habite la ferme voisine.

-          eh, bonjour Fanchette !

-          eh, bonjour Léontine,

-          et comment ça va ? Viens, entre, assieds-toi ; veux-tu le café ? …

-          non, c'est pour les "Monsieurs"

-          la goutte ? …

-          et pourquoi pas, j'accepte, mais un peu, un petit peu ! ..

Et pendant que Léontine approche la bouteille du verre, Fanchette s'exclame en se retournant : "Oh, Léontine, tu as ciré ton buffet ! … Comme il est beau, je suis en admiration …

Et pendant ce temps, dans le verre, la dose augmente.

Et Fanchette s'exclame éberluée : "Oh, mon Dieu, est-ce vrai, mais ma bonne Léontine, tu m'en as trop mis ! … Enfin, pour ne pas t'attrister, je ferai un effort, mais donne-moi du sucre.

Et un morceau, deux morceaux, trois, quatre morceaux sont trempés dans le verre et … croqués. Et alors, le niveau a baissé, la ration est normale, la ration d'une dame … car la ration des hommes … Fanchette finit son verre, par politesse, et les deux dames se quittent, heureuses … A bientôt …

Et voici la troisième ferme, c'est chez la Louise. Impossible de ne pas s'y arrêter. Si Louise apprenait que Fanchette a passé sans faire une visite, ce serait un scandale.

-          eh bonjour Louise ! …

-          eh bonjour Fanchette ! ...

-          et veux-tu du thé, du café ? …

-          pas du tout, c'est pour le "Grand Monde"….

-          la goutte alors ? …

-          Oui, mais un tout petit peu …

Et de nouveau ! … Oh, Louise, tu as changé de place ton fourneau ? … Oh ! Grand Dieu, tu m'en a trop mis ! ... Je ferai un effort, donne-moi du sucre … Un morceau, deux, trois, quatre …. Le niveau est bas, il reste au fond du verre, à peine une gorgée et par politesse … enfin, il semble ... Fanchette termine son verre ...

-          Merci, au revoir …

Louise est contente ; Fanchette est très heureuse.

Et la quatrième ferme. Ne pas saluer Euphrasie ! ce ne serait pas un scandale, mais un sacrilège. Peut-être la meilleure amie de Fanchette. Deux sœurs jumelles je vous dis.

-          bonjour Euphrasie !

-          bonjour Fanchette ! ... Entre donc. Viens t'asseoir ; comment ça va ?

-          et toi donc ?

-          du vin, en veux-tu ?

-          non ?

-          du café ?

-          point du tout,

-          de la goutte ?

-          d'accord, mais juste un petit, mais tout petit peu …

Et la bouteille, et le verre et le brusque retournement, et là ... c'est le plancher qui vient d'être lavé … Oh ! Grand Dieu ! Quelle dose ! … et l'effort avec l'aide du sucre … Un, deux, trois, quatre et à cinq, le verre est vide.

Euphrasie est enchantée et Fanchette est … très, très heureuse.

On s'embrasse.

La nuit arrive, Fanchette quittant le village du crêt s'engage sur le sentier très pentu de la Croix, son sac sur l'épaule, pour regagner les Puisots.

Mais ce soir, elle est encore plus vaillante. Elle ne sait pourquoi, mais ses rhumatismes ont disparu, le dos ne fait plus souffrir, les jambes sont lestes, restent les cors aux pieds, les "agassins" qui la gênent un peu, mais elle en a l'habitude.

Quand je vous dis que Fanchette était toujours gracieuse. Et dois-je vous dire aussi ?

A quelques détails près, cette histoire est authentique, vous pouvez me croire. …

Je ne la tiens pas de quelques bavardages, bien sûr, que non … J'en étais le témoin, quand tout enfant et ému, j'assistais aux retrouvailles entre Fanchette et Euphrasie … ma propre grand-mère.

Oh ! Pardonnez-moi, j'allais oublier … Notre brave et regrettée Fanchette, lorsqu'elle est décédée, et bien, elle avait …        101 ans.

 

Auteur de ce récit : Henri GURRET

Transciption : Monique LAMY